Il est temps que je te dise de David Chariandy

David Chariandy est un écrivain canadien. Il a écrit deux romans, tous deux publiés chez Zoé : Soucougnant (Zoé 2012 et Zoé poche 2020) et 33 tours (Zoé 2018) qui a obtenu le Rogers Writers’ Trust Fiction Prize en 2017, le Toronto Book Award et le Ethel Wilson Fiction Prize en 2018. David Chariandy a reçu le Windham-Campbell Literature Prize pour la fiction en 2019.


« Incident

En circulant un jour à Baltimore,
Avec de la joie plein la tête et le coeur,
Je vis un Baltimoréen
Qui me regardait fixement.
Or, j’avais huit ans et j’étais tout petit,
Et lui n’était pas plus grand que moi ;
Alors je lui souris, mais il me tira
La langue et m’appela « Sale Nègre ».
J’ai vu tout Baltimore
De mai jusqu’en décembre ;
De tout ce qui arriva
Je ne me rappelle que cela. »

Countee Cullen

Countee Cullen, « Incident », traduit par Jean Wagner, in Les Poètes nègres des Etats-Unis,
Paris, Istra, 1962, p.343.


David Chariandy raconte comment, au cours d’un déjeuner avec sa fille de trois ans, il a eu à faire face à une réaction de racisme de la part d’une femme qui s’est exclamée tout haut, alors qu’elle passait devant lui pour remplir son verre d’eau : « Je suis née ici. Je suis chez moi ici. »

David ne réagit pas, ou plutôt il ne montre rien de ses émotions, sauf qu’il s’abîme dans ses pensées et que la petite lui demande ce qui s’est passé. L’instant de joie et de bonheur partagé avec sa fille a pris fin, une dame a cru bon d’humilier un homme en public et de justifier cet outrage par une notion assez baroque de priorité de naissance, de bon droit, de souche…

Cet incident qui me semble déjà extrêmement perturbant, mais qui, vous le verrez, n’est que peu de choses par rapport aux autres incidents subis par David et tous ceux dont la couleur de peau n’est pas blanche, est l’élément qui mènera, des années plus tard, à écrire ce texte, cette lettre à sa fille, maintenant une adolescente lumineuse.


« Être une personne de couleur, c’est être marqué d’une façon bien particulière. On est à la fois extrêmement visible – repérable, voyant, apparent – tout en étant malgré tout pratiquement ignoré, transparent. » Zetta Elliott

Lettre à ma fille sur le racisme, c’est le sous-titre du texte. En effet, David Chariandy s’adresse à elle, expliquant leurs origines, revenant sur son passé, enfance et rencontre avec sa femme, sur ses différentes expériences en tant qu’auteur, en tant que citoyen, en tant qu’homme. Le 27 janvier 2017, un homme – adepte de Trump – tue 6 personnes dans une mosquée du Québec. Il n’est que temps pour David d’expliquer deux ou trois choses qu’il connaît sur le racisme à sa fille ahurie par cette violence dont elle ne soupçonnait pas qu’elle puisse exister là, dans cette société canadienne si tolérante et multiculturelle. Ou qui se proclame telle.

D’abord cette femme malpolie et qui exprimait son sentiment de supériorité – ses origines qu’elle suppose être réellement canadiennes et donc plus légitimes – et sa peur se trompe puisque David est né, lui aussi, ici, comme elle dit. Et qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, ici ? Notre lieu de naissance n’est pas une preuve de notre puissance ni de notre bon droit à rejeter les autres, me semble-t-il. Donc, elle se trompe et commet l’impardonnable erreur de ne voir que la couleur de la peau de David. Sa peau. Sa couleur. Mais combien de fois le ramènera-t-on à son apparence ?

«Mais quand je suis arrivé, la professeure m’a immédiatement considéré comme un fauteur de trouble et m’a obligé à m’asseoir à l’avant de la classe où elle pourrait, m’a-t-elle prévenu, avoir un œil sur moi. Pendant les jours qui ont suivi – le savait-elle ou non ?-, je me suis fait bombarder de morceaux de gomme rose, de boulettes de papier lancées en soufflant des des tubes de stylos vides, qui rebondissaient sur mes cheveux ou se perdaient dans ce que les autres voyaient comme des enchevêtrements sauvages. Le mot « nègre » était chuchoté. »

Enfant, adolescent, il se fait embêter, frapper, insulter, cracher dessus par d’autres enfants trop blancs pour se payer le luxe de la tolérance.

Il raconte comment il a tout encaissé, comment il s’est endurci, a même fait mine de trouver des stupides blagues racistes drôles pour ne pas être mis sur la touche, pour avoir des copains, être comme tout le monde. Comme c’est émouvant de lire cela. Se solidariser de ses bourreaux pour éviter la solitude et le rejet, pour ne pas être persécuté, quelle épreuve. Combien de fois on l’a insulté, on a ri sur son passage ! Juste parce que sa peau est foncée.


Une seule personne, l’arrière grand-mère de sa femme, ne demandera rien d’autre à David que de lui dire ce qu’il lit en ce moment et rien de plus – instant gracieux, précieux.

Plus tard, devenu adulte, on ne lui crache plus dessus bien sûr mais on lui demande toujours d’où il vient. D’où il vient ! Sa généalogie, ses origines, David doit toujours en passer par là encore une fois, remonter le chemin vers ses ancêtres, expliquer, justifier donc, sa présence parmi eux.

Quand ses parents, originaires de Trinidad, ont rencontré ceux de sa future femme – et on ne peut imaginer de généalogies plus dissimilaires – il a encore fallu répondre à cette question. Mais comment dire à ce couple blanc, huppé, intellectuel et Québécois de toujours qu’on est issu d’esclaves ? Comment expliquer sans risque de mettre ses hôtes très mal à l’aise, peut-être de déclencher leur pitié ou de provoquer chez eux un sentiment de culpabilité, qu’on ne peut pas être venu de si loin volontairement sans fuir la famine, la misère ? Ou sans avoir été contraint de le faire par la force ?


« Y a-t-il des médecins parmi vos ancêtres ? » a poliment demandé ta grand-mère ? Ma mère a jeté un coup d’oeil rapide à son mari. Mon père a fini de mâcher, a soigneusement essuyé sa bouche avec sa serviette en papier et a répondu : « Non. Pas de médecins. Nous étions en esclavage. »

Magnifique dignité. D’autant plus que ce n’est pas tout à fait la vérité. Mais l’engagement volontaire dans la servitude peut bien porter un autre nom, revêt-il pour autant un sens si différent ?

David Chariandy montre aussi le racisme à l’œuvre au sein même des Noirs et des Indiens qui méprisent ceux qui ont la peau plus sombre, à l’intérieur d’une fratrie aussi. Sa mère, noire, a la peau claire est donc d’un rang supérieur à sa propre mère qui a la peau plus foncée. Quant à son père, Indien à la peau très foncée, il est directement placé à « l’échelon inférieur des hiérarchies de caste et de couleur ».

Les parents de David ont tout fait pour offrir le meilleur à leurs enfants, pour leur offrir un avenir à leur mesure, ont accepté tous les sacrifices, ont choisi de vivre dans le bon quartier, majoritairement blanc, ont gommé leurs origines – celles-là même qu’on leur renvoie systématiquement avant toute autre considération – pour mettre toutes les chances de leur côté. C’est justement parce qu’il était, avec son frère, si visiblement noir qu’il a subi de nombreuses insultes.

Ses parents ont cherché avant tout à ce que leurs enfants échappent à ce qu’ils ont connu aussi bien à Trinidad qu’à leur arrivée au Canada :  « On les dévisageait et on les humiliait dans les lieux publics ; on refusait de les servir au restaurant ; on leur disait tout net qu’ils ne pouvaient décemment pas espérer recevoir le même salaire pour leur travail que les Blancs ; et leur maison, quand ils ont fini par pouvoir en louer une, a été ostensiblement vandalisée. »

Un jour, invité en tant qu’auteur à Trinidad, David s’aperçoit qu’il partage le même nom de famille que la femme qui vend des rotis pendant que ses deux enfants en bas âge jouent, dans le noir, sans surveillance. Ainsi, finalement, il se rend compte qu’il partage avec cette femme, si éloignée à tout points de vue de lui et de sa manière de vivre, le trésor de son origine, précisément celle qu’il lui faut tout le temps convoquer, expliquer, déchiffrer pour les autres.


« Les personnes qu’on imagine être les plus éloignées de « nous » sont souvent nos proches, oubliés depuis très longtemps. »

La fille de David est issue de cet amour, de tous ces mélanges issus d’Afrique, d’Asie et d’Europe (héritage écossais de sa mère) qui se sont conjugués, mêlés, assemblés, métissés pour donner vie à cette jeune fille qui a la charge de trouver sa propre manière de faire vivre un patrimoine si riche et si divers. Mais elle aussi est confrontée au racisme, comme lorsqu’elle n’hésite pas à défendre son petit frère lorsqu’il subit une insulte raciste, réparation essentielle car l’injure occulte tout pour la victime qui ne voit plus le monde qu’à travers cette insulte, le reste n’existe plus, la blessure prend toute la place.


« En quelque sorte, le prix de l’insulte, c’est la vie même. »

Si elle n’a connu ni la ségrégation ni le racisme institutionnalisé, elle doit savoir quel a été le prix à payer pour cette liberté de ne pas être défini par sa couleur de peau, par ses origines quelles qu’elles puissent être. Autour d’elle, au Canada, nombreux sont les peuples autochtones qui ont été victimes, et les informations à la radio ne cessent de parler de nouvelles formes d’oppression envers les migrants, les homosexuels, les transsexuels, les Noirs… La liste de la violence légale envers un groupe n’est jamais close, ajoutons-y l’urgence climatique : voyager les yeux ouverts sur le monde dans lequel nous vivons est une rude expérience. Il lui faudra de la force et du désir pour y arriver, la lettre pudique et aimante de son père comme un talisman à garder avec soi, qui dit toute sa gratitude envers ceux qui ont permis à sa fille d’être et de devenir librement celle qu’elle est.


Pour écouter David Chariandy parler de son texte, cliquer sur l’image :


Il est temps que je te dise de David Chariandy traduit de l’anglais par Christine Raguet
Editions Zoé 304 pages février 2020

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