CALIFORNIA GIRLS de Simon Liberati

Simon Liberati est un écrivain français né en 1960. Il a écrit Jayne Mansfield 1967 en 2011 qui a reçu le prix Fémina, Eva en 2015 et Les Rameaux noirs en 2017.

« En1969, j’avais neuf ans. La famille Manson est entrée avec fracas dans mon imaginaire.  J’ai grandi avec l’image de trois filles de 20 ans  défiant les tribunaux américains, une croix sanglante gravée sur le front. Des droguées… voilà ce qu’on disait d’elles, des droguées qui avaient commis des crimes monstrueux sous l’emprise d’un gourou qu’elles prenaient pour Jésus-Christ. Plus tard, j’ai écrit cette histoire le plus simplement possible pour exorciser mes terreurs enfantines et j’ai revécu seconde par seconde le martyr de Sharon Tate. », dit-il.


C’est à quel sujet ?

Les crimes dingues commis en deux jours par certains adeptes de Charles Manson, sous l’influence conjuguée de leur gourou, et des nombreuses drogues qu’ils prennent en continu au sein de la Famille, une communauté hippie composée de paumés vivant en marge d’un ranch. Une plongée hypnotique dans les quelques trente-six heures qui ont mis un terme au Summer of love.


Un échantillon :

« La voix de Tex avait baissé d’un ton. Il avait compris l’ordre de Charlie sans que le mot «tuer » soit prononcé. Charlie le regarda intensément. Sorti de prison deux ans plus tôt, lâché en plein Summer of love à Haight-Ashbury, Charlie avait découvert à quel point les gens élevés en liberté étaient faibles, il suffisait de leur mettre un peu la pression, de froncer les sourcils et ils obéissaient tous, même les plus intelligents. Ils étaient aussi fragiles que des délinquants primaires leur premier jour de taule. Mais ils gâchaient parfois les tâches qu’on leur confiait. Manque d’expérience, défaut de courage physique ou alors zèle excessif… Les filles surtout, de vraies furies… Il les sentait capables d’égorger un flic en pleine rue pour lui faire plaisir, puis de se vanter auprès de tout le monde d’avoir saigné un cochon. Il fallait sans cesse freiner leur ardeur dévastatrice. Difficile dans de pareilles conditions de suivre le conseil que lui avait donné Alvin « Creepy » Karpis, le dernier survivant du gang de Ma Barker : « Petit, si tu ne veux pas retourner en prison, débrouille-toi pour ne rien faire toi-même qui sorte de la légalité. » Mais Charlie n’en était plus là. Le ciel en avait décidé autrement. Il ne serait pas musicien, ou alors plus tard, une fois accompli le Helter Skelter. » (p. 49)


C’est moi qui vous le dis :

Dans la nuit du 8 au 9 août 1969, Sharon Tate, la femme de Polanski, enceinte de 8 mois, et ses quatre amis sont sauvagement assassinés par de jeunes gens. La violence est insoutenable, les victimes ont été torturées, on a tracé des inscriptions avec leur sang sur le mur. On connaît cette histoire, le beau visage de Sharon Tate, la gratuité totale des meurtres, leur sadisme incompréhensible. On a tous entendu parler de Charles Manson, ce dingue révéré comme un nouveau Jésus par les filles dont il a constitué sa communauté.

Il a fait exploser l’image du hippie en une gerbe sanglante de chairs déchiquetées. Oui on sait tout ça, on se souvient, la mémoire collective perpétue le souvenir de ce fait divers monstrueux.

« … le cool méprisant que Charlie voulait exterminer. »

Ceci n’est pas un documentaire, ceci n’est pas un roman, ceci est une longue apnée dans le crime. On commence en se disant qu’on sait déjà tout ça, à quoi bon une énième version des mêmes faits et on est pris, mal à l’aise, oscillant entre voyeurisme apeuré et fasciné, écoeuré par la violence et pourtant incapable de cesser de lire. Parce qu’on suit, dans un très lent travelling qui colle au plus près des protagonistes de ces meurtres, la possibilité de tuer. Pas pour de l’argent, pas pour se défendre, juste tuer pour avoir fait couler le sang comme on vous l’a demandé. Réduire l’autre à l’état de larve, d’insecte insignifiant.

«  C’est à cela que lui servait toute la violence subie, l’absence de tendresse, les nuits de peur passées en milieu carcéral depuis l’âge de treize ans : à récupérer la dette dont toutes les femmes et tous les hommes sans exception lui étaient redevables. »

Des jeunes femmes surtout, pas plus de 24 ans, quelquefois moins de 18, de très jeunes femmes, mariées parfois, mères aussi, peu importe finalement car elles ont trouvé en Charles Manson leur Jésus, leur Messie, leur destin personnel. Quelques hommes aussi, peu. Des femmes perdues, déséquilibrées, qui ont été maltraitées par leur vie précédente, qui ont donc une capacité à aimer et à se soumettre effrayante. Le libre-arbitre, à quoi bon ? C’est au contraire un dévouement total de leur âme et de leur corps qu’elles cherchent. Être prises, appartenir à une Famille, à un homme qu’elles dotent de pouvoirs surnaturels et qui les baise quand il en a envie.

Déboussolées, peu et mal aimées, naïves souvent, elles trouvent enfin en Manson – Man-son, le fils de l’homme – le réconfort qui leur a manqué, l’assurance d’être indispensables et d’avoir une place au sein de la Famille, leur communauté dont les membres vibrent à l’unisson comme un seul corps.

Dans la Famille justement, les règles sont immuables, on partage tout, on met toutes ses possessions en commun, on dort ensemble, on baise autant que possible, on rapine, on fait les poubelles pour manger, on se drogue (mais pas d’alcool ni de viande) et surtout on obéit à Manson, toujours, sans jamais discuter, on renie sa vie précédente et jusqu’à son propre nom. La drogue, c’est LSD et cristal meth, surtout, de quoi perdre complètement la notion déjà fragile du réel, de quoi passer à l’acte plus fort et plus vite, sans aucune inhibition. On trouve aussi mention de l’« Orange Sunshine », le LSD très puissant qui provoque des hallucinations. Les filles d’ailleurs ont l’impression de voir et d’entendre Manson un peu partout, sa voix s’échappe aussi bien d’objets que d’être animés. Il est ainsi constamment présent et semble les surveiller, les encourager, les mettre en garde.

Les enfants grandissent seuls, sans qu’on s’occupe vraiment d’eux, sans être écartés non plus. Il est d’usage de les imiter même, de pleurer, danser, jouer comme eux, quand on ne les oublie pas purement et simplement. Aucune sorte d’hygiène bien sûr, pas d’eau courante, pas d’eau chaude, les filles sont crasseuses, vivent pieds nus, ne se démêlent pas les cheveux et refilent à qui mieux mieux tous les parasites et maladies vénériennes possibles. La baise, c’est aussi un troc, un moyen de vivre sans être trop embêté dans un ranch et de déclarer l’armistice avec les motards dont les cuirs s’ornent d’un Satan rouge vif. Les filles comme monnaie d’échange, Manson, il connaît. Il a été mac, ça s’oublie pas et la docilité, il l’obtient de force si nécessaire. Il règne donc sur les filles par un mélange très savant de peur, de doctrine faite de bric et de broc et d’amour. Parce que c’est ça le carburant, l’amour, bien sûr, sans quoi rien ne serait possible.

L’amour : le graal, le besoin de l’autre, le don de soi. Voilà ce qui motive ces filles qui vont commettre ces crimes atroces et sordides.

Un vrai piège, un vrai leurre car Manson est toute haine et pas tout amour. Haine raciale, d’abord, un concentré de Ku Kux Klan à lui tout seul et son idée est de déclencher une guerre raciale et donc de faire accuser des Noirs et surtout les Black Panthers des crimes commis par la Famille. Raciste donc, et puis jaloux des succès des artistes dont il avait espéré faire partie. Car Manson chante et compose, et plutôt bien d’ailleurs tant et si bien qu’il avait attiré l’attention de Dennis Wilson, batteur des Beach Boys et d’autres artistes très connus. On lui avait promis un enregistrement et puis rien – sans doute était-il apparu comme beaucoup trop instable et dingue – et cette frustration, – qu’il vit comme une trahison, – alimente sa folie destructrice. Il doit se venger. Pas lui-même, non, trop malin pour ça, et le détour par la case prison lui a appris à ne jamais tremper dans le crime directement, trop dangereux. Il sous-traite, il fait faire, c’est beaucoup mieux. Il est d’ailleurs obsédé par les Beatles et leur album blanc et bien sûr Helter Skelter, la chanson dont il croit comprendre le mystérieux message, un message de mort et de destruction qui sauverait le monde et dont il donne le titre à ses mortelles expéditions.

Au moment des faits, ce petit homme mince et sec d’une trentaine d’années au regard noir et hypnotique a déjà une longue vie fracassée derrière lui, à la fois victime depuis son enfance et bourreau ensuite, le mal par le mal, comme d’habitude. Il a compris en prison comment s’imposer aux autres par son impact psychologique, plus que par la force, toute son influence incroyable repose sur cette aura qu’il a su développer au point de s’allier ces jeunes gens à la vie à la mort. Promettre l’amour, la reconnaissance, la récompense après le sacrifice, apprendre à surmonter la peur de la mort, à la désirer même pour être au-dessus des autres et s’en distinguer à jamais. Toute cette pseudo-philosophie glanée ça et là et assemblée en un dangereux patchwork, c’est ce qui attire et galvanise les âmes perdues qui gravitent autour de lui. Totalement conscient de son pouvoir, il leur donne les ordres qu’elles n’osent enfreindre, mettant même un zèle particulier à devancer ses désirs.

Le livre, c’est tout ça plus la lente, très lente description, image par image, des meurtres et de la difficulté à les commettre, pas moralement oh non, mais physiquement parce qu’il faut trouver la façon la plus efficace de faire une blessure létale, se dépêtrer des corps-à-corps et de la légitime envie qu’ont les victimes de se défendre et de ne pas mourir. C’est long, c’est malaisé, cela réclame plus de force physique que n’en ont ces jeunes femmes, plus d’énergie qu’elles croyaient nécessaire.
Il n’y a aucun jugement dans cette narration glacée. Seuls les faits sont rapportés, précisément, longuement, impitoyablement.

On ne sait quoi éprouver face à ces jeunes femmes et à ce jeune homme sous influence, infligeant la mort avec sadisme et sans autre plaisir que de s’en acquitter le mieux possible. Symboles du pourrissement de la société caché par les fleurs colorées dans les cheveux des hippies, d’une Amérique en marge, pauvre, sordide, violente, déshumanisée. Plus qu’un simple fait divers, plus que des meurtres sadiques, c’est l’entrée fracassante du Mal élevé au rang d’icône dans le Summer of love. Il n’y avait pas de paradis finalement, ni assez d’amour pour tous.


Par ici la musique :

En plus des morceaux choisis ci-dessous, vous trouverez également : des titres tirés du double album blanc des Beatles – Sexy Sadie et Piggies, ainsi que Jan & Dean – Dead Man’s Curve ou encore Charles Manson – Never ask why (Love never dies).

California Girls – Beach Boys

The Beatles – Helter Skelter

The Mamas & the Papas – California Dreamin’

The Stooges – I Wanna Be Your Dog

MC5 – Kick Out The Jams

Charles Manson – Cease to Exist


CALIFORNIA GIRLS – Simon Liberati – Le Livre de Poche – 316 pages août 2017
première publication Grasset 2016

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