Scintillation de John Burnside

John Burnside est né dans le Fife, en Écosse. Poète et et romancier, il a écrit, entre autres, La Maison muette et Bruit du dégel, ainsi qu’une autobiographie Un Mensonge sur mon père, toujours chez Métailié.


Leonard est un jeune homme, pas encore majeur, qui voue une passion aux romans et aux filles. Les livres sont plus faciles à obtenir parce que la bibliothèque les prête par quatre, pas pour un temps suffisamment long, certes, mais elle a du choix et des auteurs incroyables comme des romanciers français et russes des deux siècles derniers.

Sa mère est partie, l’abandonnant aux bons soins de son père, maintenant très malade et confiné le plus souvent dans sa chambre. Leonard se débrouille tout seul. Il a eu un ami, un garçon de son âge avec qui il passait le plus clair de son temps mais il a disparu sans laisser de trace, comme tous les autres garçons disparus eux aussi, comme ça, sans qu’on ait la moindre idée de ce qui a bien pu leur passer par la tête, ou leur arriver.

S’il y a un truc que les gamins savent faire, c’est parler. Par ici, ils parlent de toutes les conneries habituelles, mais aussi de ce qui arrive aux garçons qui disparaissent, et ils se perdent en suppositions sur l’endroit où sont ces cinq garçons. Les mecs deviennent tout chose, et les filles prennent un ton sentimental pour parler des disparus. Ou bien ils discutent des heures de la manière de quitter cette petite ville empoisonnée. C’est la discussion que Liam et moi on avait tout le temps, avant sa disparition : il m’exposait divers projets qu’il avait faits pour qu’on s’en aille dans le vaste monde et qu’on y fasse notre chemin, mais moi je me contentais de secouer la tête en rigolant pendant qu’il continuait, qu’il échafaudait de plus en plus d’histoires incroyables sur les possibilités que le monde extérieur pourrait présenter, si seulement on osait aller voir par nous-mêmes. Honnêtement, les histoires qu’il débitait me démoralisaient un peu : je n’arrivais pas à comprendre qu’il puisse croire à des trucs pareils, toutes ces conneries naïves, le genre de trucs qu’on voit à la télé.
– On ne peut aller nulle part, je disais. Pas sans argent.
– On en
trouverait, de l’argent, il disait.
– Et comment on s’y prendrait ?

– On pourrait demander aux gens de nous aider, il répondait. Comme pour les randos vélos sponsorisées. Ils pourraient nous sponsoriser pour voir jusqu’où on arriverait.
Il avait réfléchi un moment et décidé que cette idée lui plaisait.
– Ouais, il avait dit. Une évasion sponsorisée. On pourrait aller faire du porte-à-porte, poser des affiches, tout le bordel.
D’un geste, il décrivait les contours d’une banderole.
– Sponsorisez une nouvelle existence, il avait dit. Lancez les garçons dans le monde et assistez à leur réussite.
Je l’ai encouragé en ajoutant :
– Rendez possible l’impossible.

– Rendez le possible impossible, il a dit.

– Rendez le probable invraisemblable, j’ai dit.
Il a tiqué.
– Ça veut dire quoi, ça ? il a demandé.
– J’en sais foutre rien, j’ai dit. De toute façon, on ne touche l’argent des sponsors qu’après. La rando vélo, il faut la
faire d’abord, c’est comme ça que ça marche. D’abord on fait, ensuite ils paient.
– Alors ça ne marcherait pas, il a dit ? On ne pourrait pas inverser ?
– Ça ne serait plus vraiment du sponsoring, dans ce cas, j’ai dit. Comment les gens sauraient-ils qu’on va faire le truc pour lequel ils nous sponsorisent ?
– Pourquoi on ne le ferait pas ? il a dit. Pour quoi d’autre on aurait besoin de cet argent ?
– Mais ça, il ne le savent pas.

Je l’ai regardé. Il semblait véritablement contrarié, comme si son idée l’avait vraiment motivé jusque-là et qu’à présent je lui gâchais tout.
– Ils ne le savent pas, hein ? j’ai répété.
Il a gardé un instant le silence, puis a secoué la tête.
– Tu sais quoi, il a dit. Par moments, je te regarde avec une admiration teintée d’étonnement.
C’était une citation tirée d’un film qu’on avait vu à la télé.
Les Soldats de l’espérance. Juste une petite plaisanterie qui se répète tout au long du film, entre les mecs du Centre de contrôle des maladies, joués par Matthew Modine et un de mes acteurs préférés, Saul Rubinek. On l’avait un peu reprise à notre compte, Liam et moi. D’habitude, c’était marrant, mais cette fois, ça faisait un peu triste. Deux semaines plus tard, il avait disparu.

Il vit dans l’Intraville, une version dégradée de l’Extraville, juste en face, quelque part en Écosse. L’Intraville a été pourvoyeur d’emploi, exploitation des sols et usines de produits chimiques qui ont empoisonné la terre, l’air, l’eau. La catastrophe inévitable a eu lieu, depuis il n’y a plus que des squelettes de machines industrielles, des restes qui rouillent tranquillement, témoins du passé et fantômes familiers. Les habitants sont victimes de cancers, de maladies chroniques, la mort est sous-jacente et la vie des jeunes se construit sur cette proximité avec la mort et la souffrance qu’on ne peut soigner. Pourtant, rares sont ceux qui en partent, parce qu’ailleurs c’est un autre monde encore plus dangereux dont les menaces sont d’autant plus difficiles à affronter qu’elles sont imprécises et que rien, dans l’Intraville, ne permet de s’y préparer.

C’est bien pour cette raison que Leonard ne croit pas que les garçons qui ont disparu – pas tous ensemble, mais un ou deux par an, dont son ami – l’aient fait de leur plein gré. Surtout son ami : il l’aurait appelé, il lui aurait proposé de partir avec lui puisqu’ils partageaient tout.

Leonard pose un regard à la fois désabusé sur son environnement, lucide et sans naïveté aucune, échaudé par sa propre vie de famille et par ce que la fréquentation assidue d’excellents romans lui permet de comprendre des autres et du monde.

Son autre passion, c’est les filles. Il tombe sous le charme d’une d’entre elles, Elspeth, très délurée, qui offre sa sexualité comme une manière d’obtenir un peu d’attention et de créer un lien humain entre elle et les autres. Comme une enfant abusée sexuellement, elle s’offre, crûment, sans détour, et Leonard entame une liaison avec elle, peut-être simplement parce qu’il se sent seul et qu’elle est là.

Il a aussi une sorte d’amitié avec un homme qui vient d’ailleurs – bien que ses liens avec l’Intraville soient liés au travail accompli par son père qui a contribué à construire les usines sans se douter qu’elles charrieraient tant de nocivité – qu’il a surnommé l’Homme-Papillon à cause de son activité d’entomologiste. Cet homme vient de temps à autres, installe un petit campement, toujours seul. Leonard et lui discutent et partagent une tisane aux effets légèrement hallucinatoires, le soir, dans cet environnement qui est devenu monstrueux – et bizarrement, monstrueusement beau aussi – à cause de l’indifférence des hommes à tout ce qui pourrait contrarier leurs plans commerciaux et industriels.

– Mon père était ingénieur, il dit. C’est comme ça qu’il gagnait sa vie, c’était sa passion. C’est pour ça qu’il était venu ici, pour une mission professionnelle. Plis tard, par contre, quand il est revenu, il était censé être à la retraite. Il lui était arrivé des tas de choses entre son premier séjour ici et le dernier.
– Qu’est-ce qui lui était arrivé ?
– Mon père était un homme au grand coeur, innocent, il dit. C’était un passionné.+, ce qui faisait aussi un peu de lui un idiot. Il se fiait aux gens, ce qui peut être très bien, mais il était trop ouvert, trop accessible. Il aimait bien boire un verre, en plus. Sur la fin, il ne faisait plus qu’errer dans le monde en se cognant aux meubles. Il lui arrivait de tomber de temps en temps, mais il se relevait toujours. Par moments, j’avais envie qu’il arrête carrément et qu’il reste par terre.
J’écoutais. Je n’avais aucune idée de ce qu’il racontait, mais je voyais bien que tout ça était très triste. Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher d’être étonné par la façon dont il parlait de son vieux. On aurait dit qu’il parlait de quelqu’un qu’il connaissait à peine, ou d’un personnage de livre.
– Ton père travaillait à l’usine, il dit.
– Ouais, je réponds, surpris de ce brusque changement de sujet. Il y a travaillé jusqu’à ce qu’elle ferme. Ensuite, il est tombé malade.

La disparition des adolescents n’a pas donné lieu à une vraie enquête : John Morrison, policier qui doit son emploi à un homme d’affaires local, Brian Smith, qui a reçu des subventions pour financer un grand projet « Terre d’origine » sur les débris empoisonnés du site ouvrier – les travaux n’ont d’ailleurs pas commencé -, a retrouvé un des jeunes pendu à un arbre, une nuit, mais Smith lui a donné l’ordre de se taire et de couvrir ces affaires de disparitions. Ce serait une publicité par trop négative pour la ville, ce qu’il ne peut pas se permettre s’il veut la rendre attractive pour des investisseurs. Depuis, Morrison n’a trouvé qu’une façon de supporter son sentiment de culpabilité, c’est de faire un petit jardin ornementé, dédié à la mémoire des jeunes victimes. Morrison n’est ni méchant ni cynique, c’est un homme usé, dont la femme est alcoolique et malade, un homme faible qui a peur et qui accepte l’inacceptable par faiblesse. Incapable de faire face à Smith, il se contente de ce jardin secret et traîne son chagrin et sa tristesse partout où il va.

Voilà ce que sont les adultes de l’Intraville : veules, soumis, malades, coupables au moins de lâcheté , de violence avec leurs enfants, de négligence, peut-être de meurtre, qui sait ?

C’est alors que je suis tombé sur Morrison, le policier, tout seul dans une petite clairière au milieu des arbres, tout silencieux et pensif, tout préoccupé. Tellement préoccupé qu’il ne me voit même pas, bien qu’il lève les yeux à peine un instant après que j’ai plongé à couvert, comme s’il avait senti que j’étais là ou quoi. Perçu ma présence. Ou peut-être une présence. Parce que, si bizarre que ça paraisse, je pense qu’il devait être en train de prier, ou quelque chose comme ça, quand je suis tombé sur lui. Il restait debout, là comme ça, à regarder quelque chose par terre, la tête basse, comme quelqu’un qui se tient devant une tombe, qui dit au revoir.

Les personnages de Scintillation sont toujours doubles, des Janus à double visage, l’un rassurant et l’autre profondément effrayant à l’image de cette ville divisée en deux. Quand Leonard se lie avec une bande de jeunes gens de son âge, il découvre en leur compagnie le partage amical et aussi l’impossibilité à refuser de participer avec eux à un acte de grande violence insensé en lien avec la disparition de leurs amis. Elspeth est une amante passionnée mais aussi une jeune fille agressive et cruelle. Morrison est un mari attentionné et un lâche qui ne fera rien pour trouver le coupable des meurtres et qui, par son inaction et son silence, les laisse perdurer. Leonard lui-même se découvre capable de choses qu’il ne pensait pas pouvoir faire.

L’Homme-Papillon – personnage mystérieux, le seul qui puisse entrer et sortir à sa guise de l’Intraville, ce qui lui confère un statut particulier – est celui qui guidera Leonard vers la porte de sortie de l’Intraville, à la fois symboliquement grâce à sa boisson qui « ouvre les portes de la perception » et concrètement, en menant le jeune homme là où il pourra s’échapper de la ville létale.

Il n’y aura pas de réponse, pas d’arrestation, pas de justice. Leonard laisse derrière lui toutes ses questions, tous ses doutes et ses angoisses, toute l’ambiguïté et la lâcheté humaine que rien ne peut vaincre, et, une fois cette porte franchie, comme dans un conte, il sera un homme.


Scintillation de John Burnside, Éditions Métailié
Traduit de l’anglais (Écosse) par Catherine Richard, 288 pages, janvier 2024

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