Datas sanglantes, Trilogie du Darknet, Tome 2

Jakub Szamałek a étudié l’archéologie méditerranéenne à Cambridge et a écrit une trilogie athénienne. Il est l’un des trois principaux auteurs du jeu vidéo The Witcher. Tu sais qui est le premier tome d’une trilogie et son premier roman publié en France, voici donc le tome 2.


Nous retrouvons Julita Wójcicka, jeune journaliste polonaise dont les articles d’investigation l’ont propulsée sur le devant de la scène. En effet, elle a révélé la face sombre de pas mal d’hommes polonais influents – grâce à Emil qui lui a donné des fichiers et des dossiers -, ce qui n’a pas été du goût de tous et l’a laissée certes célèbre, admirée et crédible en tant que journaliste, mais aussi considérablement traumatisée, colorant de gris sa vision du monde, désormais ainsi que sa vie de couple avec Leon qui en souffre énormément. Elle prépare un second livre mais surtout elle cherche à percer l’identité du mystérieux X1 sur la piste duquel l’avait lancée Emil. Elle a également reçu un lien agrémenté d’une simple injonction : Vérifie. mais elle redoute – autant qu’elle en a envie – de cliquer sur ce lien. La dernière fois qu’elle l’a fait, elle s’est mise en danger de mort.

Dans ce roman, tout commence avec l’assassinat d’une camgirl en direct, devant tous ses abonnés. Cela ne dure que quelques secondes et l’assassin est masqué et rien ne permet a priori de l’identifier. La jeune femme avait des fidèles, des hommes partout dans le monde qui la payaient pour qu’elle exécute différents scénarios pour eux devant la caméra. Plusieurs de ses clients la payaient également simplement pour discuter avec elle et avoir l’impression d’avoir une amie quelques heures par mois.

Évidemment, l’enquête piétine, rien n’aboutit et c’était prévisible.

Cependant Julita demeure déterminée à être une journaliste intègre et téméraire, ce qui demande beaucoup de courage ou d’inconscience, c’est selon. Les deux, peut-être. C’est ce qui la pousse à ouvrir le fichier et à enquêter précisément sur la mort de la jeune camgirl.

Parallèlement – et bien sûr, tous ces fils narratifs qui semblent n’avoir rien en commun sont reliés les uns aux autres – deux autres personnages font des découvertes troublantes. Oleg, tout d’abord, travaille comme modérateur d’un réseau social – quel travail terrible que celui-là !, car les modérateurs doivent travailler ultra vite sous surveillance pour décider en quelques fractions de seconde s’il faut ou non accepter tel ou tel propos, telle image, telle provocation… – et s’aperçoit qu’il est possible de déceler comme une activité concertée étrange sur les réseaux, quelque chose qui semble venir d’internautes russes, et qui ne lui dit rien de bon. Il signale l’anomalie à ses supérieurs qui n’ont pas l’air de prendre tout ça bien au sérieux. Et pourtant…

– Oui, Oleg ? De quoi voulais-tu me parler ?
– Désolé de t’importuner, mais… j’ai remarqué une série de posts étranges, répondit le Bélarusse. Ils ont atterri à la modération au même moment, ils ont tous été publiés en un quart d’heure.
– Ah ? Et qu’est-ce qu’ils contiennent ?
– Des propos nationalistes, anti-migrants… Mais rédigés de sorte à ne pas contrevenir à notre règlement. C’est comme si quelqu’un le connaissait et savait quelles limites ne pas franchir.
– Hmm.
– Après coup, j’ai balancé le contenu de ces messages dans un moteur de recherche… et je les ai retrouvés à différents endroits. Dans les commentaires des sites d’infos Wirtualna Polska ou Interia par exemple. Quelques centaines de résultats en tout. Certains comptes d’où sont partis ces messages étaient jusque-là rédigés dans d’autres langues, sous des noms aux consonances étrangères. Joaquim Perreira par exemple. Ou Mishiko Yamagu.
– Je comprends, dit Maciek en hochant la tête, tandis que son regard fuyait sur le côté, comme s’il réfléchissait intensément à quelque chose, qu’il le retournait dans sa tête. Et ?
– Bah… ça m’a tout l’air de faux comptes que quelqu’un utilise pour…
– Oui, oui, mais est-ce que ces messages contreviennent à notre règlement ?
Un instant de silence. Oleg se frotta le menton et se gratta l’oreille.
– Les messages eux-mêmes non, admit-il, mais le problème, c’est qu’ils proviennent de comptes créés sous une fausse identité, voire par des bots. Et ça, c’est contraire au règlement, pas vrai ?
– C’est vrai, admit Maciek. Et c’est un problème sérieux. C’est pourquoi nous disposons d’un département à part qui s’en occupe. Deux étages plus haut.

– Bien sûr, je m’en rends compte, c’est juste que…

– Oleg, dit son supérieur en lui coupant la parole. Tu sais combien de personnes on emploie ?
– Non.

– Plus de trente mille. Dans près de soixante bureaux… sur tous les continents à l’exception de l’Antarctique…
Maciek s’interrompit un instant pour qu’Oleg puisse l’imaginer, pour qu’il assimile cette immensité.
– Alors pense un peu à ce qui arriverait si chacun voulait aider l’autre. La comptabilité nous suggérerait quels messages supprimer, les créatifs vérifieraient si les tableaux de la compta tiennent la route, le marketing analyserait pourquoi le code ne compile pas chez les informaticiens et ceux-ci se mettraient en tête d’inventer la prochaine campagne publicitaire. Ça nous ferait un sacré bordel, pas vrai ?
– Sans doute…
– Voilà. C’est pourquoi, Oleg, on s’en tient à notre partition.
– Je comprends, bien entendu. Je me suis simplement dit que, tu sais, à la lumière de ce qui s’était passé aux États-Unis en 2016, notre société serait plus sensible à…
Le Bélarusse s’interrompit au milieu de sa phrase. Maciek avait froncé les sourcils, le sourire avait disparu de ses lèvres. Jusque-là, il avait écouté Oleg avec l’air du parent bienveillant auquel un gamin de trois ans raconte, tout secoué, qui a piqué le jouet de qui sans le bac à sable : dans le monde des adultes, ça n’a pas le moindre intérêt, mais puisque c’est important pour toi, alors je t’en prie, raconte-moi. À présent, il avait l’air du parent à qui l’enfant de trois an vient d’avouer avoir séché le hamster au micro-ondes.
– Oui, notre société y est très sensible, dit Maciek, et elle fait ce qu’elle peut pour remédier au problème sans mettre en péril son modèle économique.

– D’accord.

– Si on supprimait automatiquement chaque compte qui nous semble factice, nous supprimerions aussi par mégarde de véritables profils. Et on en peut pas se le permettre. Moins de comptes, ça veut dire moins d’interaction entre les utilisateurs, et moins d’interaction entre les utilisateurs, c’est moins d’affichages, c’est moins de profits publicitaires, et moins de profits publicitaires, c’est moins d’argent pour le salaire d’Oleg. C’est clair ?

L’autre personnage est une femme, Aneta, qui est la Community Manager d’un homme politique polonais ex-footballeur, Artur Warecki, d’origine italienne, qui a beaucoup de charme et aucun programme digne de ce nom, surfe sur les débats à la mode en adoptant les positions politiques qui semblent plaire au plus de gens possible – c’est-à-dire d’extrême droite s’il le faut – et cherche à séduire de manière à exister sur la scène politique et avoir quelques élus aux prochaines élections. Aneta se moque totalement de savoir s’il a des convictions politiques réelles ou non, c’est une jeune femme que la vie a rendue un peu cynique, qui aime son job pour le pouvoir qu’il lui donne et l’argent qu’il lui rapporte. Elle voit très clairement les limites, les ridicules et les appétits de son patron, mais elle accomplit son travail avec intelligence et professionnalisme, utilisant les réseaux sociaux d’une main experte, les bons mots clefs, les bons hashtags, les bonnes photos, tout ce qui va générer du buzz médiatique est intéressant à utiliser.

– Troisièmement, et c’est bien entendu le plus important, nous obtenons l’accès à une quantité énorme de données utiles. Vu que les participants se connectent via Facebook, nous pourrons voir les informations de la partie publique de leurs comptes. Sur notre page, nous placerons des tracking cookies, c’est-à-dire des programmes qui nous permettront d’observer les mouvements suivants des participants sur le Net, quelles pages ils visitent et combien de temps ils y restent. Et l’enquête en soi, comme vous vous en souvenez sans doute, contient des questions de personnalité qui nous permettront de placer chaque participant sur ce qu’on appelle le modèle OCEAN. L’appellation est un acronyme des caractéristiques testées, c’est à dire Openness to experience, Conscientiousness, Extraversion, Agreeableness ainsi que Neuroticism, c’est-à dire l’Ouverture aux nouvelles expériences…
Nous savons parler anglais, était sur le point de dire Aneta, mais elle se mordit la langue.

– …la Conscience morale, l’Extraversion, l’Amabilité et le Névrosisme. Grâce à cela, nous pouvons établit à quelles sortes de publicités l’utilisateur est réceptif. Nous pouvons atteindre quelqu’un d’ouvert aux nouvelles expériences par le langage des aspirations, en revanche celui qui y est fermé réagira certainement à une menace contre son sentiment de sécurité. Il est plus facile d’imposer notre message à des personnes conciliantes. On peut convaincre les personnes morales de passer à l’action et persuader les extravertis de partager vos slogans sur leurs propres comptes. Nous adressons des publicités différentes à chaque type de personne, des pubs calibrées exprès pour chacun, en fonction de ses soucis et de ses espoirs.

Maintenant, voici qu’elle se rend compte qu’il y a encore mieux pour inciter les gens à voter comme on le souhaite et que c’est même très simple, en réalité. On peut déjà savoir quasiment tout des gens qui naviguent sur le net, chacun de leurs clics est l’occasion d’en apprendre plus sur leur vie, leurs loisirs, leur situation familiale, leur santé, leur vacances, leurs habitudes alimentaires… et donc de pouvoir les cataloguer et se servir de ces données précieuses pour leur servir le discours sur mesure qu’ils souhaitent entendre afin de les convaincre de voter comme on le souhaite. De simples marionnettes qui, naïvement, croient être protégés par des mots de passe et des pare-feux et qui se retrouvent tout entiers avalés par les algorithmes qui vont être les meilleurs alliés du politicien sans honneur mais avide de pouvoir. Aneta, elle, n’est pas d’accord. Fabriquer sur les réseaux sociaux une image flatteuse de son patron, d’accord, mais exploiter toutes les données des internautes sans qu’ils le sachent et en, profiter pour les manipuler, c’est vraiment immoral. De plus, Aneta comprend que le vote électronique pour lequel il milite est en réalité l’occasion d’une immense fraude électorale déjà mise en place dans d’autres pays et quasiment impossible à prouver…

Vérifie.

Quand elle le fait, Julita se lance sur la piste de l’assassin de la jeune camgirl avec Jan Tran, le seul en qui elle ait toute confiance et qui lui avait déjà prêté main forte lors de son enquête précédente. L’enquête à hauts risques est passionnante et ceci en particulier parce qu’elle révèle un système déjà en place, quelque chose auquel nous sommes tous confrontés et dont nous ne mesurons ni les implications ni les dangers. Le duo Julita-Jan, déjà très réussi, prend une autre dimension qui offre un petit sourire dans une intrigue palpitante et nerveuse.

Datas Sanglantes est très inquiétant, dessillant les yeux de tous et nous mettant en garde : les progrès technologiques, aussi utiles et bénéfiques qu’ils puissent être, sont aussi des menaces extrêmement puissantes contre notre liberté. Oleg, Aneta, Julita et Jan tirent chacun la sonnette d’alarme, conscients de la mise en péril de nos libertés fondamentales, mais personne n’obtient de réponse digne de ce nom, évidemment, puisque le marché et les affaires priment sur tout.

Vivement le tome 3 !


Datas sanglantes, Trilogie du Dark net, Tome 2 de Jakub Szamałek, Éditions Métailié,
Collection Métailié Noir, traduit du polonais par Kamil Barbarski, 448 pages, octobre 2023

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