Les Âmes torrentielles d’Agathe Portail

Agathe Portail a déjà publié plusieurs polars autour du vin chez Calmann-Levy : L‘année du gel (2020), Piqûres de rappel (2021) et De la même veine (2022). Rien à voir avec le vin dans ce dernier roman, il y est plutôt question d’eau et sans modération.


Patagonie, 2015

Danilo vit tout seul sur son immense propriété, plus pour très longtemps. Il le savait depuis le début, elle est vouée à être sous les eaux, inondée tout exprès par le barrage qui va bientôt être achevé. Tout une vie de labeur et puis presque rien. Il n’en veut à personne, il connaissait l’avenir promis à cette vallée, il en avait pris son parti.

La solitude n’a pas toujours été son lot non plus ; il a vécu avec sa femme et ses deux petits garçons sur cette propriété, avant que le plus jeune ne meure, avant que son aîné ne s’en aille et que sa femme ne préfère vivre en ville. Et comment ne pas la comprendre ? Tout est beau ici, les montagnes au loin, la nature bien sûr, la liberté et la tranquillité. Mais il est rude d’y vivre. La vie matérielle est austère et l’argent pas facile à faire arriver. Mais Danilo y est presque heureux, se contentant de peu, diraient certains, alors que pour lui, rien ne peut être plus grand ni plus cher que cette liberté-là. Elle se paye d’efforts et de renoncements, c’est vrai. Trop pour ce que ça vaut, peut-être, mais de toute façon, c’est fini puisque les chevaux sont vendus et que Danilo les accompagne avec un gaucho vers leur destination finale.

Ce jour-là n’est pas comme les autres pour cette raison, c’est un jour d’adieu à sa terre, à sa vie passée puisqu’il compte être embauché sur une exploitation et renoncer à être son propre maître, maintenant qu’il a tout perdu et qu’il a été si mal dédommagé.

Mais, contrairement à ce qu’il avait imaginé, il ne laisse pas la maison vide en partant : son fils aîné y repose, blessé au ventre dans une bagarre, revenu in extremis chercher de l’aide auprès de son père, dans la solitude qu’il espère protectrice car il croit bien avoir tué son adversaire.

Les deux hommes ne se voient plus : trop de culpabilité, trop de non dits, trop de souffrance qui ne manquerait pas de remplir de venin les trous dans la conversation.

Quand Danilo s’en va, il ne reste qu’un seul lien entre Eliseo et son père, un tout petit semblant de lien capricieux et c’est la radio qui transmet chaque jour à heure fixe des messages parfois très clairs, parfois cryptés, destinés à faire passer une info rapidement et efficacement. Danilo et Eliseo se feront ainsi entendre l’un de l’autre si nécessaire.

Mais ce n’est pas un gaucho qui vient aider Danilo à convoyer les bêtes vers leur destination, c’est une femme, Alma, une jeune femme tehuelche taciturne et sévère. Un peu décontenancé, Danilo se rend vite compte qu’Alma n’est pas du genre bavard ni démonstratif, mais qu’elle est aussi aguerrie que lui et connaît parfaitement son métier.

Il lui semble qu’elle reconnaît les lieux aussi, à la façon dont elle regarde la propriété de Danilo, comme si elle lui évoquait des souvenirs. Mais à chacune des tentatives du vieil homme pour engager la conversation, elle oppose un silence glacial. La route risque d’être très longue…

Deux solitaires, deux âmes tristes, deux êtres que les épreuves de la vie pourraient rapprocher. Mais Alma refuse de baisser la garde et de se laisser aller à la camaraderie, même avec Danilo, humaniste et bon, qui cherche à comprendre ce qui la fait souffrir à ce point.

Ils vont vivre seuls plusieurs jours, le chemin est difficile pour les chevaux, pénible et harassant pour eux, le bivouac rudimentaire, les nuits peu reposantes. Peut-être vont-ils apprendre l’un de l’autre et laisser les émotions enfouies refaire surface.

En plongeant une main dans la poche de son blouson bicolore, Danilo s’interroge. Pourquoi les maux du corps se réparent-ils tellement plus vite que ceux de l’âme ? Quand il voit ce cheval se retaper de son épuisement rien qu’en marchant et en croquant l’herbe dure du plateau, il ne comprend pas ce qu’il y a de tellement plus compliqué avec l’esprit et le cœur. Alors qu’il suffit de la caresse du vent, d’une bonne nuit de sommeil et d’un peu de vin de Mendoza pour se requinquer, les soins que réclament les plaies de l’âme ne sont jamais simples, ne semblent jamais suffisants. La cicatrice d’Eliseo continue à suppurer parce que c’est son amertume qui cherche à sortir de lui. Danilo le sait, l’âme à ce pouvoir de transpirer. Quand elle est malade, le corps le sent, elle exsude, elle traverse la peau, le vêtement, la carapace, et il faut bien plus qu’un torrent pour s’en nettoyer. Eliseo a quelque chose à laver de bien plus profond que son estafilade. Alma aussi, ça se lit dans son œil, dans la crispation de son épaule, dans le plissé de son visage.

Danilo sort son tabac, son briquet noirci et il roule, dos au vent. Il préfère se concentrer sur le mouvement de son pouce et de son index pour ne pas penser à la solution qu’il a choisie, lui, pour ne pas laisser sa souffrance l’infecter tout entier. Il a amputé, puis il a cautérisé et il a arrêté d’y penser. Mais depuis que l’eau monte, tout se dérègle. La cicatrice le démange, il sent que quelque chose repousse par-dessus le bourrelet qu’il avait cru endurci, définitivement inerte. L’odeur de fièvre dont Eliseo a rempli le puesto a réveillé sa mémoire. Quant au regard d’Alma, il plonge un harpon loin dans le calme profond de son monde intérieur, il accroche ce qui était bien enfoui et il remonte à la surface un gros morceau de douleurs compactes. Ca crée du remous, de la vague, du mouvement. Alors il approche de sa main libre les flammes qui montent à l’abri du vent, pour éprouver au creux de la paume la brûlure qu’il voudrait apaiser au creux de son âme.

Parallèlement, dans un village totalement déserté et fantomatique, deux ingénieurs français surveillent l’imminente mise en eau du barrage hydroélectrique qui va alimenter en électricité une partie de la région mais au pris de l’immersion définitive de la vallée que Danilo a toujours connue.

Les deux Français ne sont pas tranquilles car les relevés ne sont pas bons, ils indiquent qu’existe un problème structurel qui peut se révéler dévastateur. De surcroît, il pleut tant et plus et un orage se lève, phénomène très rare dans cette région qui n’a pas été pris en compte dans la construction du barrage.

Elle se souvient de son enfance et des tragédies qu’elle a vécues, d’abord parce qu’elle est tehuelche, un peuple qui perd tout, y compris sa langue que sa grand-mère connaissait et tentait de lui faire apprendre pour qu’elle soit capable de faire vivre la mémoire de son peuple à son tour. Son père y tient, farouchement opposé à l’absorption progressive de sa culture par ceux qu’il nomme les chrétiens. Ceux-là veulent même acheter tout le village pour le compte de la compagnie d’énergie, l’offre, bien que ridicule, représente tout de même pus d’argent qu’aucun de villageois n’en a jamais eu et n’en aura jamais. S’ils refusent, ce sera l’expropriation et encore moins d’argent. Mais le Sabio, le père d’Alma, s’y oppose, seul contre tous, vraiment seul et bientôt la cible d’actes malveillants, jusqu’au drame.

Très lentement, mes voisins sortirent dans la rue et se rapprochèrent à petits pas, comme s’ils glissaient ensemble, aimantés par la duo que formaient les deux hommes en noir. Au fil de leur rapprochement, ils semblaient se hausser, leur assurance enflait et ils ne formèrent bientôt plus qu’une masse compacte devant la porte de la maison.
Pour faire bonne mesure, la mère et l’Ancienne se postèrent de chaque côté du Sabio, mais Alma perçut immédiatement que sa mère ne portait pas le masque inflexible qu’elle savait si bien plaquer sur son visage lorsqu’elle voulait sévir. Au contraire, la Rechoncha posa sur le bras du du Sabio une main caressante.
– Accepte. Accepte l’offre, tu vois bien que nous sommes les derniers, murmura-t-elle. Quel sens ma communauté garde-t-elle, si tous ils s’en vont ? Tu auras beau être propriétaire de toutes les maisons, si tu es seul, à quoi bon ?
Le père repoussa la main d’un geste sec et fit un pas vers les deux hommes qui reculèrent d’autant.
– La Compagnie d’énergie se montre généreuse avec vous, avertit l’homme de gauche dont la voix venait de gagner une demi-octave. Si tu n’acceptes pas l’offre de relogement…
Un feulement sourd monta de la poitrine du Sabio. Alma se recroquevilla, le visage soudain enfoui dans le pelage rassurant de Candida. Même à la distance à laquelle elle se trouvait, elle sentait la rage nue qui s’échappait de son père et elle eut peur.

La vie de la petite Alma ne sera plus jamais la même, et si elle a survécu à tout, c’est grâce au feu de la haine et de la vengeance qui brûle en elle.

Alma cache – mal – sa rancune, sa colère, sa détermination à se venger.

Danilo se rend bien compte qu’Alma souffre et il tente de comprendre cette jeune femme dont la dureté ne peut qu’être due au malheur – mais lequel, il n’en sait rien – qui l’a frappée, il en est sûr. Mais en quoi cela l’implique, ça, il ne peut pas l’imaginer.

Tandis que la descente vers le point de collecte des chevaux est ponctuée d’aléas divers, de brefs messages sur la radio, de nuits taciturnes et de réveils maussades, les deux ingénieurs commencent à s’affoler pour de bon, et pas moyen d’obtenir de l’aide de leurs chefs alors que le barrage monte des signes extrêmement alarmants de fragilité structurelle dont l’issue ne peut qu’être dévastatrice.

Les histoires d’Alma et de Danilo sont à la fois humaines et politiques : le monde se transforme et nécessite une production toujours accrue d’énergie, tant pis s’il faut détruire quelques vallées et la vie de milliers de gens. La culture minoritaire ne fait pas le poids face à l’hégémonie des « chrétiens », on balaie d’un revers de main les langues, cultures, croyances et religions qu’on ne se donne pas la peine de respecter. Les enfants apprennent la culture des dominants à l’école, tant pis pour eux, ils doivent s’adapter à la domination des plus forts sur les plus faibles. Le mode de vie de Danilo appartient lui aussi au passé : ses terres, son élevage ne sont plus, il se savait en sursis depuis toujours et se sent tout de même heureux d’avoir vécu ainsi tout ce temps. La nature doit être domestiquée et productive, il n’y a plus de place pour un éleveur comme Danilo, c’est fini et il n’y a personne pour se battre désormais.

Longtemps le son des gouttes qui s’écrasent sur sa bâche l’empêche de trouver le sommeil. Elle se tourne sur le côté, s’ankylose, s’installe sur le dos, reçoit une grosse goutte charnue sur le front, s’essuie et recommence : côté gauche, dos, côté droit, dos. Elle n’arrive pas à dormir sur le ventre, elle étouffe. Les derniers mots de Danilo la travaillent. Elle pensait punir deux coupables en un seul coup d’éclat, elle réalise à mi-chemin que l’un des deux est une victime, comme elle. Elle relit chaque minute de l’arreo à la lumière de ce que Danilo lui a révélé la veille. Plus qu’une transaction juteuse, la vente de ses chevaux est pour Danilo l’ultime dépouillement. Elle n’a pas pitié, certainement pas, elle n’a pas ce luxe parce que tout est en marche et que quoi qu’il arrive, Danilo perdra tout. Elle lutte contre le renversement de sa vision des choses, refuse à Danilo son nouveau statut de brave type qui mord la poussière sans broncher, elle le hait de la faire se sentir fautive, elle qui s’imaginait justicière De toutes ses forces elle froisse le schéma qui s’est brusquement dessiné, en fait une boule compacte qu’elle jette loin au fond de son esprit pour l’y perdre. Ça se passera comme prévu. Même si elle le voulait, elle ne pourrait plus rien changer. Même si ce type n’est pas l’ordure et l’opportuniste quelle pensait, il a forcément dans son petit jardin secret quelque cadavres enterrés, quelques crimes dont il est coupable, comme tous. Il sera puni pour toutes les fautes qu’elle ignore mais qui existent nécessairement.

Le barrage fou, surveillé par deux ingénieurs étrangers totalement seuls qui ne peuvent strictement rien face aux tonnes d’eau qu’il est censé retenir, est bien évidemment le symbole à la fois de la puissance de la nature et de l’errance des hommes qui veulent la soumettre à leurs désirs mercantiles et imbéciles qui ont besoin de toujours plus d’énergie pour s’accomplir.

La rencontre d’Alma et de Danilo, tous les deux endurcis par les épreuves, est inscrite dans la tragédie que rien ne peut arrêter mais, avant cela, chacun aura recouvré sa part d’humanité grâce à l’autre.


Les Âmes torrentielles d’Agathe Portail, Editions Actes Sud, 272 pages, avril 2023

2 réflexions au sujet de « Les Âmes torrentielles d’Agathe Portail »

    1. Bonjour,

      Beau roman, et oui bien sûr, pas de pb avec le lien ! J’ai bien aimé cette histoire d’une civilisation qui meurt et de cette langue qu’on ne parlera plus.

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