Les Dévastés de Théodora Dimova

Théodora Dimova est l’auteure de plusieurs pièces de théâtre et de romans salués par des prix littéraires. Aux éditions des Syrtes, sont parus Mères en 2006, Adriana en 2008 et Les Dévastés qui a obtenu le prix Peroto du roman bulgare de l’année 2020


On a peut-être tendance à penser à la deuxième guerre mondiale de notre point de vue français : l’occupation, la Libération et la Résistance, l’Axe vaincue et le retour à la paix.

Mais en Bulgarie, en 1944, les choses n’ont pas suivi ce chemin salvateur. Au contraire. L’Armée rouge vient en renfort du coup d’État mené par le Front de la Patrie et la Bulgarie fera partie du bloc de l’Est , donc soumise à une dictature.

Trois femmes vont perdre leur mari, jetés dans la fosse commune sur laquelle il neige, après avoir subi des mois de sévices et de torture.

Raïna une jeune femme vive, belle, cultivée. Avec son mari Nikola, éditeur, auteur et journaliste, ils vivent la vie confortable et active d’intellectuels aisés. Ils reçoivent souvent et très luxueusement, surtout dans maison à la campagne, dans la bourgade de Boliarovo, lieu de villégiature des Sofiotes aisés, pendant la belle saison. On y parle littérature, on échange des idées, on s’y retrouve entre amis et connaissances, hommes politiques, écrivains, journalistes et universitaires. Les époux ont deux enfants encore petits, beaucoup d’argent qui vient en partie des terres de Raïna, un train de vie dispendieux. Raïna se rend compte que quelque chose de terrible se profile à l’horizon, elle sent que les jours heureux et légers touchent à leur fin. Quand elle en parle à son mari, il balaie tout cela d’un geste et ne voit absolument pas en quoi il serait menacé et par qui. Il refuse l’idée que lui soumet Raïna d’aller se réfugier chez sa sœur en Suisse, qui serait pourtant prête à les accueillir puisqu’elle le lui a proposé. Petit à petit, d’autres signes avant-coureurs alertent Raïna et Nikola : leurs amis diplomates les poussent à partir tant qu’il en est encore temps, eux-mêmes s’en vont précipitamment.

On frappe à leur porte, trois hommes, comme trois monstres maléfiques, trois envoyés des puissances infernales, entrent chez eux. Le contraste entre l’intérieur si raffiné et délicat et la grossièreté de ces hommes ne pourrait être plus saisissant. Le dégoût et la peur qu’éprouve Raïna trouvent leur équivalent dans le sentiment de toute puissance et de revanche chez les trois hommes. Ils jouissent de salir les beaux tapis, d’humilier et de faire peur, d’être les maîtres enfin. L’un d’entre eux fait courir ses doigts sur le piano, regarde les tableaux, examine la vaisselle élégante ; on sent sa surprise devant tant de beautés accumulées mais cela semble exacerber sa haine plutôt que son admiration.

Raïna reconnaît l’un d’entre eux : c’est le fils d’une pauvre femme qui l’a élevé seule et avec qui il s’est montré bien cruel, allant jusqu’à la chasser de chez elle. Une brute, un voyou qu’on a tourmenté toute son enfance parce qu’il n’était pas un enfant légitime.

Pour se concilier leurs bonnes grâces, parce qu’elle n’a pas encore compris – ou ne veut pas comprendre – que ce sont les gens comme elle qu’ils exècrent et combattent, elle essaie de leur offrir à manger et à boire mais elle ne réussit qu’à s’humilier davantage, ce qu’elle fera encore bien des fois dans l’espoir de sauver son mari ou, à tout le moins, de lui rendre la détention moins dure.

Mais rien n’y fait, ni l’offre d’argent ou de biens, ni celle de son corps, tout est pris sans gratitude mais n’est suivi d’aucune mansuétude.

Dans la pièce immonde qui sert de prison, ils sont plusieurs hommes à attendre la mort, plaies béantes et corps fracturé. Quand Raïna vient voir Nikola, c’est le choc total et, malgré tout l’amour qu’elle a pour lui, elle se sent soulagée une fois ressortie.

La voilà donc seule avec ses deux enfants et une servante, dans la grande maison magnifique. Elle se reproche d’avoir consacré tant de pensées et de temps à la réfection de ses chaises et divans, un souci si futile maintenant.

Ce qu’on reproche à Nikola ? D’être un traître à la cause communiste, d’avoir frayé avec les pires racailles conservatrices et pro-nazies, la bourgeoisie honnie et vitupérée.

Ils t’ont dit, aussi, de réfléchir à la déposition que tu allais faire le lendemain sur ton activité subversive. Quelle activité subversive, je vous prie, je suis un écrivain et un journaliste ! n’as-tu pas pu t’empêcher de t’écrier. Le juge d’instruction a eu un sourire énigmatique et a répondu, justement, c’est justement à propos de votre activité d’écrivain-journaliste, c’est bien ce qu’on attend de vous, précisément ! Que vous fassiez votre autocritique pour vos crimes. Que vous racontiez qui vous recrutait, qui vous rencontriez, lorsque vous faisiez partie de la délégation bulgare partie pour une visite culturelle en Allemagne, en 1940, comment se comportaient les autres membres de la délégation, soi vous aviez des rendez-vous non officiels, avec qui, où. Quel salaire vous receviez de la légation allemande. Que vous décriviez toute votre activité contre le peuple en tant qu’éditeur de la revue fasciste Cercle 19, avait ajouté le juge d’instruction lentement, en détachant bien ses mots. Que vous dévoiliez vos pensées les plus intimes concernant le pouvoir populaire. Alors, tout sera bien plus facile pour vous. Le gouvernement populaire est magnanime et il vous pardonnera vos erreurs passées. Quant à vous, vous lui témoignerez votre reconnaissance en travaillant avec ferveur pour le nouveau pouvoir. Vous avez des contacts avec des représentants de légations étrangères qui ont été logés à Boliarovo durant les bombardements.
Nous sommes au courant des pique-niques que votre charmante épouse organisait, des soirées littéraires en plein air sous la treille, à l’occasion desquelles vos conversations sur la littérature et l’art se poursuivaient jusqu’à l’aube. Vous pourriez nous être extrêmement utile pour la réorientation de notre nouvelle société. C’est ainsi qu’il te parlait, ce juge d’instruction, à toi, Seigneur, Nikola ! Quand je pense seulement à l’effet des que ces mots ont eu sur toi. Ensuite, ils t’ont laissé seul dans le bureau. Tu es resté ainsi toute la nuit, les mains attachées dans le dos, accrochées au tabouret.

Car, il ne faut pas l’oublier, et ce bien que Théodora Dimova n’en parle pas beaucoup, la Bulgarie a choisi le camp nazi, a collaboré à la traque et à l’arrestation des Juifs et des Tziganes, sans parler de l’adhésion aux idéologies les plus nauséabondes. Raïna ne se posait pas ces questions, aucun militantisme chez elle, mais elle et son mari ne se sont pas élevés contre la barbarie nazie. Ils étaient pourtant bien informés, recevaient l’élite artistique, culturelle et diplomatique à leur table, et rien sur l’alliance avec l’Axe. Monarcho-fasciste, en bon jargon rouge.

Le calvaire de Nikola est identique à celui de deux autres hommes : un prêtre orthodoxe, le père Mina, et un homme d’affaires, Boris Piperkov.

Les mêmes messagers funestes viennent les chercher sans ménagement, laissant les femmes et les enfants éplorés, fous d’angoisse. Le dernier rendez-vous sera au bord de la fosse commune que la neige recouvre de son linceul, peu à peu.

Les mêmes coups, tortures, absurdes chefs d’inculpation, la même jouissance des bourreaux à désacraliser, souiller, avilir. Le même insatiable besoin d’une vengeance de classe rendue enfin possible par ce coup d’état qui autorise toutes les horreurs.

Oncle Boris, on te demande. Le rire de Magdalena s’arrêta, elle regardait avec étonnement tantôt Boris, tantôt sa mère, tantôt Minka qui semblait avoir avalé sa langue et ouvrait de grands yeux, à moitié dissimulée derrière la porte. Ça commence pour moi, ce fut la seule pensée qui vint à l’esprit de Boris, et il se souvint avec gratitude des lingots sous le charbon dans la cave. À cet instant, sans attendre d’y être invités, entrèrent dans le salon un militaire et deux civils portant des brassards du Front de la patrie. Au nom du peuple, dit l’un d’eux en écartant largement les jambes, vous êtes arrêté, citoyen Piperkov. Pardon ?! s’exclama Boris, en se levant du fauteuil, plus indigné de la manière dont ils avaient fait irruption et de l’insolence avec laquelle ils s’adressaient à lui que du fait qu’il était arrêté au nom du peuple. De quoi suis-je coupable ? demanda-t-il en scrutant le visage de chacun d’eux. Vous l’apprendrez au poste, s’il vous plaît habillez-vous, répondit calmement le jeune homme à lunettes tandis que les deux autres regardaient Boris d’un air soupçonneux. Mais qui êtes-vous, vous devez décliner votre identité, la fureur surgissait par vagues dans la conscience de Boris et gargouillait dans sa voix. Nous sommes des collaborateurs de la milice populaire, dit l’un des hommes, au visage gros, charnu, relâché. Il ne détachait pas le regard de Boris, l’examinait d’un air inquisiteur mais aussi curieux. Cependant, nus ne sommes pas venus ici pour vous donner des explications mais pour vous arrêter. A cet instant entre les trois hommes et Boris survint Viktoria avec ses mouvements gracieux et bondissants. Les regards des hommes se fixèrent involontairement sur sa magnifique chevelure châtain relevée en un chignon négligent, son long ou avec pour unique bijou une chaînette en or retenant une icône de la Vierge en médaillon, sur ses yeux bridés, étirés et allongés, comme ceux d’une Caucasienne, sur son chemisier en flanelle légèrement entrouvert, sa silhouette tout entière donnait une impression de distinction et de fragilité, comme s’il fallait tout de suite prendre dans ses bras et protéger cette femme. Votre mari est accusé d’incendie volontaire, madame Piperkova, poursuivit l’homme au visage charnu, comme s’il s’était brusquement adouci, métamorphosé par le rayonnement céleste de Viktoria. Quel incendie, quel incendie ? demanda-t-elle en s’approchant de lui et, l’espace d’un instant, elle effleura de ses doigts élégants sa nouvelle veste militaire qui était d’une taille trop grande pour lui, comme si elle le priait de dire encore quelque chose, de continuer à parler. Les deux autres collaborateurs de la milice populaire se balançaient d’un pied sur l’autre, l’air irrité et maussade. Il y a une erreur, déclara Boris d’un ton ferme, avec la conviction qu’il était temps qu’ils repartent ou, du moins, qu’ils s’excusent pour la gêne occasionnée.

Les trois hommes, l’intellectuel, le religieux et le chef d’entreprise sont condamnés à mort, dès leur arrestation, mais surtout pas avant de les avoir fait souffrir longtemps. Ce sont les trois ennemis du peuple, trinité maudite et que le nouveau pouvoir extirpe de la société. La bourgeoisie bulgare, son luxe et son aisance matérielle, ne seront plus.

Parmi les bourreaux, des condamnés de droit communs sortis des prison pour l’occasion, et ceux qui voient là enfin le jour de leur belle revanche.

Quant aux femmes : nanties d’enfants, elles survivent comme elles peuvent, quand elles ne sont pas trop malades, travaillent dur, se contentent du minimum pour elles et font passer les enfants avant tout. Tout leur avoir est réquisitionné, confisqué, donné à d’autres. Le peu de possessions qu’elles réussissent à transporter avec elles lors de la déportation qui leur est imposée est bien vite vendu, depuis les prévoyants lingots aux habits de bonne facture qui ne seront plus utiles. L’une meurt, malade, laissant ses enfants orphelins. Les hommes sont condamnés à mort et les femmes subissent la vie.

Et là, une semaine plus tard seulement, est arrivé l’arrêté de déportation. Nous avions quarante-huit heures pour quitter Boliarovo, pour prendre ce que nous pouvions de notre ameublement et aller vivre à Loukovit. Nous devions y parvenir par étapes planifiées. On confisquait notre maison et nos biens au profit de l’État . C’est ce qui était écrit dans l’arrêté.

C’est déchirant, terrible et bouleversant. Le courage des toutes ces personnes face à cette adversité si cruelle est immense et mérite bien sûr que l’on s’en souvienne.

C’est cette nécessité mémorielle qui a poussé Théodora Dimova à écrire ce roman, pour que ce passé honteux, cruel, terrible ne soit pas oublié. Le régime communiste efface le passé et ordonne à la mémoire de bien se tenir, contenant les langues et les écrits dans la stricte observation des règles en vigueur.

Alexandra, petite-fille de Raïna, clôt ce roman. Elle est l’espoir et la jeunesse, elle est le futur et il appartient à sa grand-mère de ne pas la laisser se contenter de ce qu’on lui a appris à l’école, cette histoire redessinée, ce roman national bulgare amputé et expurgé de tout ce dont Raïna se souvient dans sa chair et dans son coeur.

Les générations qui ont grandi dans la Bulgarie communiste ont été manipulées dès l’enfance pour faire l’éloge du « Parti ». Ce qui faisait l’objet de la censure la plus stricte, c’était la mémoire du passé. La loi fondamentale de tout régime totalitaire est : « Qui maîtrise le passé maîtrise aussi l’avenir. Qui maîtrise le présent maîtrise aussi le passé. » La mémoire manipulée a marqué de son empreinte notre présent. Ce qui sera tragique, c’est si elle marque de son empreinte l’avenir également. Alors, l’avenir est condamné à être aussi glacial que ce jour de février.
La génération de ma grand-mère, qui avait la mémoire de la vérité, a depuis longtemps quitté ce monde. Notre génération se trouve à la frontière sur laquelle nous pouvons transmettre la mémoire de la vérité à ceux qui vivront après nous Pour qu’ils ne vivent pas dans le monde humiliant du mensonge.

Il est essentiel de ne pas oublier l’histoire, c’est vrai, toute l’histoire, et de transmettre la vérité, celle de la Bulgarie pro-fasciste du tsar Boris III comme celle du joug totalitaire communiste.

Les Dévastés de Théodora Dimova, Editions des Syrtes, traduit du bulgare par Marie Vrinat

Une réflexion au sujet de « Les Dévastés de Théodora Dimova »

Laisser un commentaire