Tordre la douleur d’André Bucher

C’est le dixième roman d’André Bucher, écrivain atypique qui a été bûcheron, docker et berger avant de se consacrer à la littérature.


Trois faits divers, trois éclats de vie. Par hasard, par le mouvement imprévisible des ricochets, ces trois trajectoires vont se rencontrer.

Bernie et sa femme ont perdu leur unique enfant. Il n’était ni très jeune, ni très malade, il a tout simplement fait un malaise et il s’est écroulé. Annie et Bernie n’ont jamais pu reconstruire leur vie commune, la mort de leur fils a eu raison des 43 ans passés ensemble. Désormais, leur existence endeuillée ne trouve plus la solidarité nécessaire et ils vivent sur des orbites différentes, s’éloignant l’un de l’autre chaque jour un peu plus. Rien ne les relie plus, les souvenirs communs sont trop pénibles et douloureux pour être vécus à deux.

Un an après la mort de Thomas, Annie décide de partir vivre avec sa sœur, libraire, à Montpellier. Bernie reste seul avec son chagrin, tous ses repères envolés, une vie entière à reconstruire. Il faut de la force, mais Bernie en a, même à 65 ans. Il décide de s’installer sur un terrain qui lui appartient, dans un mobil-home qu’il retape, loin de tout et de tous, absolument seul dans une nature inviolée, fière, qui n’a pas de compte à rendre à l’homme, ce qui apaise son coeur meurtri.

Après le départ d’Annie, la semaine interminable qui en résulta, provoqua en lui une totale confusion. En effet, il faillit tout d’abord incendier la villa de son fils, située un peu avant l’entrée du bourg centre, à la jonction du Jabron et de la Durance, un lieu-dit intitulé Les Bons Enfants, ce qui le mettait en rage. Il ne se sentait guère le courage de l’occuper, encore moins de la vendre ou seulement de la louer. Cela revenait à commettre un sacrilège. Thomas était décédé d’une rupture d’anévrisme juste après avoir remisé son car sous le hangar attenant. Un voisin l’avait découvert, inerte, devant sa porte. Perdre un enfant, même adulte, relevait non seulement d’une criante injustice mais le fait même que le processus naturel de l’existence s’inverse, que lui survive et puisse continuer à égrener stupidement les jours voire les années, rendait Bernie fou furieux.

Dans un climat politique houleux, les Gilets Jaunes manifestent, se massent aux ronds-points et organisent des barrages sur les autoroutes un peu partout en France, chaleur humaine et partage, fraternité et jovialité au programme. Sylvain en fait partie, jeune garagiste sympathique et enjoué, accompagné de sa mère Sarah. Mais ce jour-là virera au cauchemar en quelques secondes, car Élodie, appelée en urgence auprès de sa fille de sept ans victime d’une crise d’asthme que rien ne calme, doit quitter son poste pour rejoindre son enfant au plus vite. Dans l’affolement, prise au dépourvu dans la manifestation, elle fait une manœuvre maladroite et renverse Sarah qui va tomber à la renverse et mourir. Elle aurait pu faire partie des manifestants, élevant seule son enfant, travailleuse exploitée, elle avait toutes les raisons de revêtir la chasuble jaune.

Édith s’échappe. Frappée une fois de plus, une fois de trop, par Étienne, patron du restaurant pour qui elle travaille et avec qui elle vit, Édith s’est rebiffée et elle est partie sans demander son reste, dans la nuit, à pied, sans personne à qui se fier pour l’aider.

Édith jaillit du restaurant en se précipitant par la sortie de secours qui donnait sur un débarras où l’on stockait les poubelles, pour débouler au pas de course dans une ruelle perpendiculaire mal éclairée. Le souffle court, elle inspecta les lieux. Personne en vue dans les parages. Elle se remit à détaler, impatiente de récupérer au plus vite son véhicule stationné sur une petite place garnie de platanes.
Elle n’osait songer à l’état dans lequel elle avait laissé Etienne, le propriétaire de l’établissement, qui en assurait également la partie cuisine. Il l’avait embauchée comme serveuse après le divorce et elle vivait à la colle avec lui depuis dix ans. Son gros problème c’était l’alcool et cela n’allait pas en s’améliorant. En vérité, Édith n’en pouvait plus.

Bernie va rencontrer Édith et la recueillir, la protéger, lui rendre le sourire. Dans son tout petit chez-lui, elle se sent en confiance, découvre la simplicité de la nature, sa beauté apaisante et en apprend les secrets. Bernie redécouvre la joie de nouer des liens, d’être l’ami et le soutien d’une personne qui vous fait confiance. Sa peine, sans disparaître, s’émousse au contact d’Édith qui, de son côté, découvre la liberté et le simple plaisir d’être appréciée pour elle-même. Elle repousse loin d’elle les peurs, l’angoisse, les humiliations grâce à la gentillesse sans calcul de Bernie. Elle est la fille qu’il n’a pas eu, un enfant à aimer que le hasard lui a miraculeusement apporté, une occasion incroyable de donner l’amour en jachère depuis longtemps. Il réapprend l’amitié, les attentions à l’autre, la tendresse et la douceur d’aimer quelqu’un.

Sylvain, lui, se retrouve seul sans sa mère, grand garçon solitaire qui travaille dur pour occuper ses journées, le coeur désolé à la fois par ce décès mais aussi par ce qu’il sent de désespoir chez Élodie qui ne peut s’empêcher de venir le voir, encore et encore, se sentant infiniment coupable, incapable de savoir quoi faire pour trouver l’apaisement. C’est un homme gentil, Sylvain, il ne ressent ni colère ni esprit de vengeance, et il accueille, gêné et mal à l’aise, les visites d’Élodie, triste pour elle, conscient de l’incongruité de la situation – d’autant plus que sa sœur Solange le harcèle pour qu’il ne la reçoive plus – mais encore davantage du malheur dans lequel la jeune femme se débat.

Se venger, assigner Élodie au tribunal, recevoir une compensation financière ne lui apporteront aucun bonheur, même s’il sait bien que c’est ce qu’on attend de lui.

Dorénavant, Sylvain redouterait les apparitions fréquentes d’Élodie. Lesquelles, au regard de Solange, s’avéraient indécentes, quasiment insupportables. Selon sa sœur, en revenant sur les conditions de l’accident, que sa fille fut atteinte d’une crise d’asthme ne l’autorisait certainement pas à forcer le barrage. Sylvain en reconnaissait l’évidence, même si vu sous un angle différent, ce dernier se révélait parfaitement illégal.
En dehors de quelques témoins abusés par la colère, certifiant mordicus qu’Élodie avait bel et bien renversé leur mère, les policiers avaient conclu – suivant la formule consacrée -, «  à un incident ayant déclenché la mort sans intention de la donner ». Ils avaient examiné de fond en comble sa voiture , ne relevant point de trace suspecte de chocs et surtout, après qu’il fût pratiqué une autopsie, sans pouvoir constater un quelconque hématome, une lésion ou la moindre ecchymose, excepté l’endroit où la tête de Sarah avait cogné contre le trottoir.

Pendant ce temps, Étienne ne vit que pour retrouver Édith et lui faire payer très cher, il est l’archétype du macho bas de plafond pour qui la violence est une bonne chose pourvu qu’elle s’exerce sur autrui, encore mieux sur cette femme qui l’a humilié.

Par (mal)chance, par hasard, mais avec un sacré flair, le voilà qui retrouve la trace d’Édith.

Comment survivre à la mort d’un proche, à celle qu’on a malgré soi donnée ou qui vous menace ? Comment survivre et prendre soin des autres malgré le chagrin et la solitude ?

Chacun va trouver en lui une façon de se reconstruire et d’aimer à nouveau, la force de tendre la main, de faire confiance et de surmonter son traumatisme pour aller vers un lendemain.

Très beaux personnages plein d’une force insoupçonnée, que l’amour des autres répare doucement.


Tordre la douleur d’André Bucher, Editions Le Mot et le Reste, 158 pages, janvier 2021

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