Analphabète de Mick Kitson

Mick Kitson est né au Pays de Galles. Dans les années 70, avec son frère Jim, il a lancé un groupe de rock The Senators. Journaliste puis professeur d’anglais, il vit désormais dans le Fife, en Écosse.

Il a publié en 2018 chez Métailié Manuel de survie à l’usage des jeunes filles, un roman très remarqué.


Je ne lis pas. Je ne sais pas lire. Pas correctement. Il est peut-être plus juste de dire que je sais à peine lire. Je me débrouille avec les nombres. Et je suis capable de reconnaître des marques quand j’en ai besoin. Je sais faire ma signature. En fait, je sais faire tout un tas de signatures en fonction de ce que je signe.
Au restaurant, je ne regarde pas le menu et je ne mange pas dans le genre d’endroit où les photos des plats sont affichées. Je commande simplement ce qui me fait envie et si l’établissement est à peu près convenable, on me le prépare. Si ce n’est pas possible, je m’en vais. En fanfare et en tirant la gueule. Si j’ai déjà commandé et entamé le vin, je ne paie pas et personne ne me demande jamais de le faire.
Je sais me servir d’Internet, aussi. La plupart du temps, c’est des images de toute façon, et c’est pas sorcier de savoir où il faut cliquer pour acheter des trucs ou réserver une chambre. Je suis capable de reconnaître mes noms et de les taper. Je sais aussi entrer des numéros de compte et des codes guichet.
D’ailleurs, je n’ai pas honte de ne pas savoir lire. Je comprends que certaines personnes en soient gênées. Je n’ai honte de rien. Je n’ai jamais vraiment compris ce que c’était.
On ne m’a jamais appris à lire. Je ne suis pas allée à l’école. Je n’ai pas de numéro de sécurité sociale parce que ma naissance n’a jamais été déclarée, et je n’ai jamais payé d’impôts ou de cotisations sociales. Ni de redevance télé. Ni de taxe d’habitation. Je n’existe pas pour l’État, et je n’ai jamais existé sous ma propre identité. Qui que je puisse être. J’ai existé sous l’identité d’un tas d’autres personnes. Avec d’autres noms et d’autres histoires. Mais quelque part dans ma tête, je garde le nom et l’histoire que mon père m’a attribués.

Mary Peace ne sait pas vraiment lire, ni écrire. C’est dans le pas vraiment que se loge tout son talent, celui qu’il faut pour escroquer les hommes et prendre la tangente rapidement avec des comptes en banque bien garnis.

Ça demande de l’intelligence et de l’esprit, elle a les deux ainsi qu’un visage d’ange et un corps très séduisant qu’elle sait parfaitement mettre en valeur.

Experte en mensonges et arnaques en tous genres, chasseuse de cœurs esseulés et de corps affamés, divine au lit : Mary Peace porte ironiquement bien son nom. La paix qu’elle apporte peut quelquefois être éternelle, par exemple quand elle drogue ses jeunes et naïves conquêtes avant de mettre le feu à leur logis.

Elle n’est pas qu’amour, et même pas du tout : elle ne vise que son profit, son plaisir, l’assouvissement de ses appétits quels qu’ils soient. Petite tendance à l’homicide, au scènes de sexe dans lequel elle est dominatrice, accro aux objets de luxe et aux fringues de couturier. Attention : tout doit être cher, sinon ce n’est pas assez pour elle, et, en toute logique, il faut bien de l’argent pour s’offrir tout ça. Parfois l’offrir aussi à ses jeunes amants crédules et vains.

Donc il faut dépouiller de leur sous ceux qui en ont : CQFD !

Avec beaucoup de finesse et de sens de l’observation, Mary sait incarner des personnes diverses, éveillant chez ses victimes, en plus du désir qui ne suffit pas à lui ouvrir leurs comptes en banque, compassion quand elle parle de son mari violent ou recherche du profit quand elle joue les executive women.

Bien sûr, il faut être capable de vite partir et de gommer tout trace de son existence. Mais ça, elle sait le faire, et c’est d’autant plus facile que son père n’a jamais déclaré sa naissance. Mary Peace n’a aucune existence légale.

Mary était effrayée par tout ça. Elle se blottissait contre la personne assise à côté d’elle, parfois c’était dans les gros bras tatoués de Steve Lemon et parfois contre une des filles, elle fermait les yeux et entendait la voix de Nigel la traverser :
– Si vous êtes esclaves de vos désirs, vous êtes perdus, vous êtes piégés et vous êtes dans le faux, alors vous mourrez dans le froid et la solitude sur cette planète qui tournoie dans l’espace glacé et ne signifie rien. Si vous suivez vos désirs, seuls le froid et la désolation vous attendent. Nous devons les transcender et dépasser nos désirs physiques pour voir que la réalité reconnaît notre faiblesse ainsi que notre manque de contrôle et rejette l’être de désir…
Chaque soir, Mary se sentait condamnée alors que Nigel livrait ses messages, condamnée parce qu’elle avait des désirs et des sentiments, comme l’envie de se faire dorloter par Steve et Nelly ou même par son père, lequel ne lui faisait jamais de câlins mais souriait en disant : « Tu dois savoir lâcher prise… » chaque fois qu’elle se précipitait vers lui.

Elle adorait la sensation d’être étreinte, sentie, touchée et reconnue. Nigel la serrait étroitement dans ses bras tandis qu’elle sombrait doucement.

Elle est née, une nuit tragique, dans une communauté sectaire menée très autoritairement par Nigel – son père -, un illuminé qui se prend pour un gourou, qui cultive des fraises, limite au maximum les interactions des membres de la secte avec l’extérieur et impose à tous une vie spartiate enrichie de ses lectures de la Bible, du Coran, du Livre des Morts tibétains, de Mein Kampf, du Manifeste communiste… La bouche pleine d’aphorismes, de prophéties, d’interdictions et de prescriptions. Aussi charmeur qu’effrayant, il règne sur sa poignée de fidèles d’une main de fer. La nuit de la naissance de Mary est aussi celle de la mort de sa mère, une jeune fille échappée de son foyer et accueillie dans la secte, sous le charme du gourou, que l’administration a recherchée sans trop de conviction, et qui sera enterrée à la va vite, près des champs de fraises. Cette nuit de novembre 1978, tous s’en souviennent, l’hémorragie de la mère et l’absence de soins adéquats pour lui sauver la vie. Nigel interdira qu’on prononce son nom, désormais.

Mary vit au gré des humeurs de son père, tantôt adulée comme une divinité, tantôt sévèrement punie, humiliée devant tous. Une seule personne semble prendre soin d’elle, Steve, doux et attentif, guitariste ramasseur de fraises et grand amateur de motos. Pour Nigel, le bonheur réside dans le fait de ne rien désirer : ainsi, on ne peut être déçu ni malheureux, on se contente de profiter de ce qu’on a dans l’instant présent. Enfin c’est ce qu’il prône. Est-ce qu’il y croit seulement ?

Mais Mary est belle et ne supporte plus ni son père, ni la ferme, encore moins la communauté, ses principes, ses rituels et sa vie spartiate.

Très tôt consciente des pouvoirs de son physique, elle s’en va vivre avec un bon garçon pas très malin mais gentil et fou d’elle. Tony travaille dur, dépense tout ce qu’il a pour lui faire plaisir, passe sa vie à essayer d’exaucer le moindre de ses désirs.

Quand un petit garçon naît, toute cette vie est rapidement insupportable pour Mary qui va les planter là tous les deux : En la voyant s’en aller, Tony avait montré Jimmy endormi dans son couffin en lui demandant : « Et lui ? »
Mary avait répondu : « Lui ? Tu peux le garder. Je n’en veux pas. »

Tony n’a rien dit de tout cela à Jimmy, c’était trop dur d’y penser, trop dur à dire aussi et il a simplement travaillé tant et plus pour assurer le quotidien. Mais là, sur son lit de mort, il veut bien parler de Mary à Jimmy, mais seulement pour lui dire de la fuir comme la peste, de ne jamais jamais la laisser rentrer dans sa vie parce qu’elle est dangereuse, froide comme un serpent, habile et rusée mais son baiser est mortel.

Évidemment, rien ne peut donner davantage envie à Jimmy de connaître sa mère que cette description-là !

Il est intelligent Jimmy, et très débrouillard. Retrouver son grand-père, maintenant l’ombre de lui-même, accompagné de Steve, dernier fidèle d’entre les fidèles, est finalement assez simple. Ces deux-là vivent toujours de façon complètement marginale, dans un grand dénuement qui les pousse à flirter de trop près parfois avec l’illégalité.

Reste à trouver Mary. Et il n’est pas seul sur le coup, la police aussi aimerait bien lui poser quelques questions et même, peut-être, passer les menottes à ses jolis poignets. C’est ce que se propose de faire Julie Jones, et Mary peut se faire du souci car Julie est du genre qui ne laisse rien au hasard.

Le chauffeur dit que la femme n’avait pas prononcé un mot de tout le trajet et avait payé en liquide. Elle avait une valise de luxe et portait un manteau noir, c’était tout ce qu’il se rappelait, à part qu’elle avait eu l’air de sourire pendant tout le chemin jusqu’à la gare.
Julie se tenait dans la pièce où Thomas était mort. Autour d’elle, les murs étaient barbouillés d’un marron foncé granuleux comme si quelqu’un les avait essuyés avec une éponge pleine de merde. Le canapé sur lequel on l’avait retrouvé était désormais une masse informe qui brillait comme du jais à, cause du tissu noir fondu, et on aurait dit qu’il avait comme poussé du sol couvert de cendres noires.

Voilà pour l’intrigue.

Mais ce roman, c’est bien autre chose. On sait bien que Mary est une criminelle. Elle laisse derrière elle des arnaques, des cœurs meurtris, un mari et un enfant et, bien pire, des cadavres. Ce personnage est fascinant : élevée dans cette communauté, auprès d’un père fou et maltraitant, elle prend sa revanche en recherchant le luxe, l’argent, la satisfaction de désirs onéreux, de préférence. Mais, comme son père, c’est une menteuse, une pro de l’escroquerie, une roublarde troublante part sa beauté mais également par tout ce qu’on devine de blessures et de souffrances psychiques. Elle vit en marge, fuit tout attachement durable et ne laisse rien au hasard, manipule tous les hommes qu’elle rencontre. Aussi organisée soit-elle, elle est cependant très souvent au bord d’un abîme qu’elle n’arrive pas à conscientiser, des voix se mêlent dans sa tête, l’une recommande la sagesse, l’autre la pousse à passer outre les limites de prudence qu’elle s’est fixées. Alors elle boit, jusqu’à ne plus se souvenir de ce qu’elle a fait, elle se retrouve au matin avec un homme dans son lit, parfois couvert de sang et elle se doute qu’elle lui a fait découvrir les subtilités de la domination sexuelle qu’elle affectionne.

Les beaux jeunes hommes, surtout, lui semblent irrésistibles, particulièrement quand ils semblent vulnérables et un peu perdus. C’est exactement ce qu’a fait son père, ce pseudo gourou qui a recruté de jeunes filles déboussolées. Par exemple la mère de Mary. Elle en est morte. On devine que la beauté de Mary n’a pas dû le laisser indifférent non plus.

Partir et laisser Jimmy avec son père est sans doute ce qu’elle a fait de mieux car le jeune homme n’a d’elle que la beauté et l’intelligence. Le reste, tout le reste, peut-être le plus important, il le tient de son père, un homme ni riche ni malin mais bon et tendre, père attentionné et affectueux. La blessure de Jimmy, c’est la phrase que sa mère a prononcée en les laissant – c’est un abandon d’une violence qu’il n’arrive pas à comprendre et avec laquelle il ne peut se réconcilier – mais il sait qu’il a été aimé et désiré par son père, et c’est assez pour grandir serein. Aucune des rencontres avec son passé ne le déstabilise, il veut savoir pour mettre les choses au clair avec lui-même, pour avoir une vision claire et nette de ce qui a précédé son existence.

Un beau roman, souvent drôle, très émouvant, aux personnages terriblement toxiques mais dont l’immense détresse est palpable et dont, malgré tout, est issu un jeune homme lumineux et heureux, un double solaire de Mary qui peut, peut-être, lui montrer le chemin vers une forme de bonheur apaisé.


Analphabète de Mick Kitson Editions Métailié
Traduit de l’anglais ( Écosse) par Céline Schwaller, 256 pages, janvier 2021

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